Raymond Aubrac, Ho Chi Minh, et les travailleurs indochinois

Par Pierre Daum

Pendant plus de 60 ans, Raymond Aubrac va entretenir une relation extrêmement privilégiée avec le leader nationaliste Ho Chi Minh, et va ainsi jouer un rôle important, quoique discret, dans les relations entre le président vietnamien et les puissances françaises et américaines.

A l'origine de cette relation exceptionnelle se trouve un minuscule détail de la vie tellement mouvementée de l'ancien résistant français. Il s'agit d’une affaire qui m'a pris 30 minutes. Mais ces 30 minutes ont changé ma vie ! Nous sommes à l'été 1944, à Marseille. Raymond Aubrac vient d'être nommé commissaire de la République par le général De Gaulle. Il est chargé de restaurer l'ordre républicain français en Provence. Parmi les 100 dossiers urgents qu'il doit traiter chaque jour, on lui signale des difficultés dans le camp indochinois de Mazargues. En 1939, l'État français avait fait venir 20 000 paysans vietnamiens en France pour servir comme ouvriers dans les usines d'armement. 15 000 d'entre eux étaient restés bloqués en métropole pendant toute la durée de la guerre, internés dans différents camps du sud de la France. 2000 d'entre eux se trouvaient toujours à Marseille, dans le quartier périphérique de Mazargues.

 

Dans la biographie que Pascal Convert a consacrée à Raymond Aubrac, sont reproduits les propos suivants : Ce camp m’a occupé en tout une demi-heure. Un jour, on m'a signalé une situation absolument intolérable de trafic de la part des dirigeants du camp. Marché noir avec les rations de riz, prostitution, jeux, et une mortalité très importantes. J'ai envoyé quelqu'un de mon cabinet vérifier. Et il est revenu quelques heures après en me disant : C'est vrai, c'est intolérable ! Alors j'ai seulement fait ce que n'importe quel administrateur aurait fait à ma place. J'ai mis les dirigeants du camp en prison et je les ai remplacés par des honnêtes gens. J'ai décidé qu'on demanderait aux Vietnamiens d'élire un comité consultatif qui participerait aux décisions d'organisation de leur camp. C'est l'origine d'aventures qui durent depuis plus de 60 ans.1

Comment refuser l'hospitalité à un hôte si prestigieux ? Au premier jour du mois d'août, Ho Chi Minh s'installe dans la maison des Aubrac. Tous les jours, midi et soir, ses ministres et amis viennent lui rendre visite, partageant les repas. Au bout de deux jours, l’intendance ne suit plus. Raymond Aubrac se permet d'en aviser son hôte : Monsieur le président, Lucie va bientôt accoucher, je ne peux pas lui demander de faire la cuisine à un tel rythme… Le soir même, le président Ho Chi Minh faisait venir le patron d'un petit restaurant vietnamien du cinquième arrondissement, qui s'installa à demeure chez les Aubrac. Depuis ce jour, Lucie n'eut plus à mettre les pieds dans la cuisine.

Le 15 août, Élisabeth naissait. Pour le plus grand plaisir de ses parents, le président Ho Chi Minh demanda à en être le parrain. Depuis ce jour-là, malgré une situation terrible de guerre au Vietnam, Élisabeth reçut chaque année pour son anniversaire un cadeau personnel du président Ho Chi Minh.

Pierre Daum, mai 2014

 

Journaliste au Monde diplomatique, Pierre Daum est l’auteur de Immigres de force, les travailleurs indochinois en France (1939-1952), Actes Sud 2009.

 

Pour plus d’informations sur l’histoire des travailleurs indochinois : www.immigresdeforce.com

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1Pascal Convert, Raymond Aubrac, Résister, reconstruire, transmettre, Paris, Seuil, 2011, page 308.

 

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