Les lettres d'Alexandre Yersin

Daniel Franck Minssen s'attache depuis un certain temps à collecter, trier et publier les lettres ds son grand oncle Alexandre.

 

Daniel Minssen a choisi pour nous quelques extraits de 2 lettres de 1890, qui décrivent sa première arrivée en Indochine et sa découverte de Saïgon.

 

Extraits de lettres d'Alexandre Yersin à sa mère


1 : Arrivée en Indochine
Saïgon 20 octobre 1890
Chère maman

 

Me voici dans ma résidence depuis 2 jours. Hier, j'étais encore absolument désorienté, ahuri, car ici tout est nouveau, étrange, bizarre, et puis il fait chaud!!! Et tout le monde qui me dit que nous sommes en plein hiver. [ ... ]
La mer, entre Saïgon et Sigapoore était unie comme un lac, et sauf la chaleur, le trajet aurait été des plus agréables.
Saïgon n'est pas située au bord même de la mer. Il faut remonter une rivière pendant 4 heures pour y arriver et on ne peut le faire qu'à marée haute, car il y a en certains points des bancs de corail.
Le 18 octobre, vers 2 heures de l'après-midi nous arrivions à son embouchure et après avoir embarqué le pilote, nous avons commencé à cheminer entre 2 rives basses, recouvertes de buissons et de palmiers nains. De temps en temps, nous passions devant un village indigène bâti sur pilotis sur un bras latéral du fleuve. Peu à peu, on voit les palmiers devenir plus grands; puis on aperçoit des petits bois de cocotiers où jouent des singes. Enfin voilà quelques vertes prairies; puis nous arrivons devant des maisons européennes. L'Oxus tire un coup de canon, jette l'ancre; nous sommes arrivés. [ ]
J'ai 2-3 jours devant moi pour m'acclimater un peu. Je ne vais pas à bord du Volga pour me présenter car il est mouillé au milieu de la rivière, que je n'ai pas d'argent du pays et que je me trouve extraordinairement dépaysé. Heureusement que le commissaire de l'Oxus a l'amabilité de m'autoriser à coucher encore une fois sur l'Oxus; il me prend avec lui pour faire une promenade en voiture avec un commis de l'agence.
Nous partons à 8 heures du soir, donc à la nuit noire, dans une fort jolie calèche attelée de 2 petits chevaux qui n'ont jamais cessé de trotter. Nous avons traversé un pays boisé, qui, vu ainsi de nuit, paraît fantastique. On croirait rêver. Le but de notre course est Cholem, ville chinoise située à 10-12 km de Saïgon. Je ne veux pas t'en parler aujourd'hui en détails, parce que je compte y retourner. Figure-toi seulement des rues non éclairées où circule une foule de gens à longue queue tressée et portant chacun à la main une petite lanterne. Nous sommes entrés dans un théâtre (les Européens ne payent pas). Là, grande foule de Chinois qui écoutent gravement la pièce en fumant de longues pipes. Sur la scène, des musiciens font un charivari affreux; de temps en temps ils s'arrêtent,
et par une porte latérale entrent sur la scène 2-3 acteurs dont l'un, toujours, avec une immense barbe. Ils se racontent en gesticulant des choses, qui probablement sont très intéressantes, puis sortent par une autre porte. La musique reprend puis les mêmes acteurs, ou d'autres, rentrent par la première porte, etc, etc. La représentation dure toute la nuit. Une pièce ne demande pas moins de plusieurs semaines pour être jouée! Cela diffère légèrement de nos théâtres!
Pour rentrer à Saïgon, nous longeons un arroyo cours d'eau se rendant à la rivière. D'ailleurs, tout le pays n'est qu'une vaste éponge. On ne peut faire un km. sans rencontrer sur son chemin un large et profond cours d'eau dont le courant monte ou descend selon la marée.
A 11 heures nous sommes rentrés à bord, je me couche, mais je suis bientôt réveillé, dévoré par les moustiques et lors adieu le sommeil jusqu'au matin. [ ]
Le 19 octobre était un dimanche. Pendant la matinée, je me suis occupé à trier un peu dans mes bagages ce que je voulais laisser à terre de ce que je garde à bord. Puis, après déjeuner, j'ai causé avec les officiers du bord qui sont tous très gentils. Vers 3 heures ½ je suis allé, avec le maître mécanicien faire une promenade au jardin botanique. Figure-toi la plus belle serre de l'Europe en plein air. Il y a, dans ce jardin un grand nombre d'animaux sauvages dans des cages. On est frappé par leur propreté et leur bonne santé. Ils diffèrent bien des animaux anémiés que l'on a peine à acclimater en Europe. En rentrant à bord, nous avons parcouru une partie de la ville, en sorte que je commence à en avoir une petite idée, mais je ne veux pas encore t'en parler aujourd'hui. [ ]
Adieu chère maman. Je t'écrirai de Manille. Quand la lettre t'arrivera-t-elle, je n'en sais rien, car je n'ai pas grande confiance dans le courrier espagnol. J'espère au retour trouver enfin des nouvelles d'Europe.

 

Ton fils affectueux.
Dr Yersin

2 : En rade de Manille 28 octobre 1890

 

Chère maman,

 

Je t'écris de Manille quoique je ne sois pas sûr que cette lettre t'arrive avec celle que je t'écrirai de Saïgon, la semaine prochaine.

Je t'ai laissée, je crois, la veille de notre départ de Saïgon. Ce jour là, j'ai fait dans la soirée, avec les lieutenants du Volga une promenade en voiture dans la campagne qui environne la ville. Il ne faut pas croire que cette campagne ressemble à la nôtre, ou même à celle des colonies anglaises où la population européenne est relativement considérable. A Saïgon, la vie européenne est concentrée dans une ou deux rues. Tu sors de ces rues que tu te trouves en pays absolument sauvage et que tu ne rencontres plus que des indigènes. Les routes sont bonnes malgré cela. Figure-toi que tu chemines tantôt dans un bois de cocotiers et de palmiers, tantôt entre des broussailles de bambous, ou bien au milieu de fouillis de plantes aux fleurs éclatantes. De temps en temps la route serpente dans une verte rizière. Très souvent on traverse des petits arroyos qui sont plus ou moins profonds suivant l'heure de la marée. Dans ces arroyos on voit toujours quelque sampan chargé de marchandises qui monte ou descend le courant. Enfin note en passant les nombreux villages annamites où chaque maison est entourée et disparaît presque dans une végétation luxuriante. J'allais oublier les prairies ou des buffles noirs à cornes immenses paissent sous la garde de petits bergers. Une telle promenade est comme un rêve et on regrette de ne pouvoir le faire partager aux siens, car cette belle nature ne peut être comprise que lorsqu'on la voit de ses propres yeux. [ ]

Demain, je descend à terre avec le commandant et mardi prochain 4 novembre, nous repartons pour Saïgon; là, je trouverai des lettres !!!

 

Mille baisers pour toi et mille amitiés à tous.

Ton fils affectueux.
Dr Yersin