Alexandre Yersin (1863-1943)

La Presse Médicale 1er mai 1943 n° 17 -Rubrique Nécrologie par Noël Bernard


 

« La carrière du Dr Yersin, a écrit le professeur A.Lacroix, secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences, constitue un véritable roman d’aventures, mais un roman vécu singulièrement fécond en résultats de première importance pour la science, pour l’humanité et pour la prospérité de notre pays. Le docteur Yersin est un bactériologiste éminent, un explorateur intrépide, un agronome plein de hardiesse, de persévérance et de perspicacité. »

Ce jugement porté sur sa vie et son œuvre, en 1927, a trouvé une confirmation nouvelle au cours des treize années qui se sont écoulées depuis cette date jusqu’au jour de sa mort, survenue à Nhatrang (Annam) le 1er Mars 1943. Yersin avait 79 ans, étant né près d'Aubonne (Suisse) le 23 septembre 1863.

 Il a réalisé sa volonté de reposer dans cette terre d’Indochine à laquelle il s’était voué corps et âme , et qui pendant cinquante trois ans, a été le champ d’action nécessaire à la liberté et à l’ampleur de ses initiatives.

Avec lui disparaît le dernier survivant des collaborateurs de Pasteur dans le célèbre pavillon de la rue d’Ulm, la figure la plus originale parmi ses disciples, le représentant le plus autorisé de la tradition pastorienne, depuis la mort d’Emile Roux dont il était l’élève et auquel il avait voué une filiale affection.

 

En 1886,Yersin est étudiant en médecine et préparateur de Cornil, à l’Hôtel-Dieu.

Au cours de l’autopsie d’un homme mort de la rage, il se blesse à la main. Cet accident décide de l’orientation de sa vie.

Il suit le traitement antirabique dont le premier essai datait du 6 juillet 1885. E. Roux s’intéresse à cet esprit curieux et pénétrant qui voile sous une extrême timidité son enthousiasme et son ardeur pour la recherche. Yersin devient son préparateur. C’est ainsi qu’il entre à 23 ans, dans l’équipe pastorienne et participe, en qualité d’anatomo-pathologiste, aux travaux en cours sur la rage.

L’année suivante, M. Roux crée, dans le nouvel Institut de la rue Dutot, l’enseignement de la technique et de la méthode pastoriennes. Yersin l’assiste et le supplée dans la préparation des cours et la direction des travaux pratiques.

Abordant des recherches sur la tuberculose, il présente sa thèse de doctorat « Sur le développement du tubercule expérimental » (1888) et publie, dans les Annales de l’Institut Pasteur, un mémoire « sur le mode d’évolution de l’infection sanguine par le bacille tuberculeux » connu sous le nom de « type Yersin »

C’est avec sa collaboration que E. Roux entreprend ses mémorables travaux sur la diphtérie. Les trois mémoires fondamentaux publiés en 1888, 1889 et 1890 « inauguraient l’étude des maladies microbiennes toxiques ». Ils montraient que l’Immunisation contre la diphtérie devait consister dans une accoutumance au poison diphtérique ». Ils précisaient l’importance capitale de la recherche du bacille diphtérique dans les fausses membranes pour le diagnostic de la diphtérie, les variations de virulence avec les souches isolées et mettaient en lumière l’importante notion des porteurs sains de germes.

 

Des débuts aussi heureux étaient bien de nature à retenir Yersin dans la voie où il s’était engagé. Rompant brusquement avec le laboratoire où il a connu des heures si émouvantes, il s’embarque à Marseille pour l’Extrême Orient. Surmené par quatre années de travail intensif, c’est aux larges horizons de l’Océan Pacifique qu’il demande la détente dont il ressent le besoin. Il part comme médecin du courrier des Messageries Maritimes qui fait la navette entre Saigon (Cochinchine) et Manille(Iles Philippines). L’Indochine entrevue pendant les escales, le conquiert aussitôt.

Il entreprend l’exploration de la chaîne Annamitique limitrophe du nord de la Cochinchine, du sud de l’Annam et du Laos, pays alors mystérieux, habités par des populations primitives, belliqueuses et jalouses de leur indépendance. Sans escorte, il se lance dans cet inconnu. Agressions de pirates, attaques de fauves, maladies endémiques, il fait face à tous ces dangers. Par trois fois, il revient à la charge. De ces trois missions successives (1890-1893), il rapporte la première carte des régions parcourues et découvre le plateau du Lang biang, situé à 1500m d’altitude. C’est dans ce site magnifique que s’élève aujourd’hui la ville sanitaire de Dalat, station de repos des Français et des Indigènes fatigués par le climat chaud et humide des plaines et des deltas.

D’origine suisse et de formation éminemment française, Yersin obtient sa naturalisation en 1887. Dès 1893, il a trouvé sa véritable vocation. Il sera colonial. Il rejoint aussitôt Albert Calmette dans les cadres du Corps de Santé militaire des Colonies, de création récente.

 

Quelques mois plus tard, il se prépare à entreprendre une nouvelle exploration au Yunnan, lorsque le Tonkin est menacé par une grave épidémie qui a fait en Chine, plus de 60 000 victimes. Cet événement imprévu ramène à la bactériologie le disciple d’Emile Roux.

Yersin se rend à Hong Kong. En juin 1894, il isole en culture pure le microbe de la peste, découverte dont le retentissement marque le point culminant de sa carrière. Il reproduit expérimentalement la maladie chez le rat et la contagion de rat à rat. Dans les quartiers contaminés un grand nombre de ces rongeurs gisent sur le sol, porteurs de lésions caractéristiques de la maladie de l’homme. « La peste , conclut –il, est donc contagieuse et inoculable. Il est probable que le rat constitue le principal véhicule, et une des meilleures mesures prophylactiques seraient la destruction des rats. »

Avec Albert Calmette et Borrel, il met au point dès son retour à Paris, en 1894, une technique de vaccination par l’inoculation de microbes tués par la chaleur. L’immunisation d’un cheval par injection intraveineuse de corps microbiens vivants démontre en outre que le sérum ainsi obtenu protège les animaux de laboratoires contre une inoculation mortelle pour les témoins et guérit les animaux préalablement inoculés.

  En juin 1896, Yersin est de retour en Chine où il fait à Canton et à Amoy, les premiers essais très encourageants de la sérothérapie antipesteuse.

 

Dès lors, élargissant l’œuvre de Calmette, qui a créé à Saigon le Premier Institut Pasteur en Indochine, Yersin fonde à Nhatrang, dans un petit village de pêcheurs dont la rade est un des sites les plus grandioses et les plus séduisants de la côte d’Annam, un second établissement.

 Il lui assigne pour but la préparation du sérum et du vaccin contre la peste humaine et l’étude des maladies infectieuses des animaux, la peste bovine, la barbone des bœufs et des buffles, le surra des chevaux etc., véritables fléaux dans un pays presque exclusivement agricole.

Le gouverneur général Paul Doumer ne le détournera pas de ses projets en lui confiant en 1902, la création de l’Ecole de Médecine d’Hanoi. Après avoir créé cette pépinière de médecins indochinois, Yersin sera de retour deux ans plus tard, dans sa résidence préférée d’où il dirigera, sous le nom d’Institut Pasteur d’Indochine, les deux Instituts de Nhatrang et de Saigon.

 

Le développement même de son œuvre va l’orienter vers une voie nouvelle . Pour assurer la vie des services de microbiologie animale , il obtient à 20 km de Nhatrang, une concession de 500 ha de forets qu’il s’agit de mettre en culture pour la stabulation et la nourriture des animaux. L’occasion s’offre d’entreprendre en même temps des essais de cultures riches, utiles à l’intérêt général du pays. C’est ainsi que Yersin, autodidacte en agronomie tropicale, devient un précurseur en Indochine, de l’exploitation de l’arbre à caoutchouc (hevea brasiliensis) qui est devenue l’une des principales richesses de cette colonie.

Au cours de la guerre de 1914, le paludisme apparaît en Macédoine comme un des adversaires les plus dangereux des armées alliées. La France est tributaire de l’étranger pour la production de la quinine. Ne serait-il pas possible de l’affranchir dans l’avenir, au moins partiellement, de cette servitude en acclimatant, en Indochine, l’arbre à quinquina (Cinchona ledgeriana) ?

 Les problèmes nombreux et complexes de cette acclimatation ,dont toutes les solutions sont à trouver, Yersin les a poursuivis sur le terrain avec toute la précision de l’homme de laboratoire pendant vingt six ans, jusqu’à son dernier jour. Lorsque la  mort l’a frappé, une observation plus prolongée lui paraissait encore nécessaire pour affirmer que la période d’essais est terminée et que la technique est désormais fixée. Son œuvre sera poursuivie. Les résultats acquis , s’ils ne sont pas définitifs, sont dès maintenant remarquables tant au point de vue biologique que du but à atteindre.

 

A travers ces activités diverses et fécondes, l’existence de Yersin a été dominée par son attachement passionné pour l’Institut Pasteur. Par ses fréquents et rapides voyages à Paris, par sa correspondance avec Emile Roux et Albert Calmette, il n’avait cessé de vivre la vie même de la glorieuse maison à laquelle il devait les plus hautes satisfactions de sa vie . C’est au moment de leur disparition qu’il apparu comme le représentant le plus complet de la doctrine pasteurienne telle qu’Emile Roux souhaitait la transmettre aux générations nouvelles.

 

Sa vie et son œuvre présentent un contraste saisissant entre leurs apparences extérieures et leur réalité. Affranchi de toutes préoccupations de carrière et d’avantages personnels, sous l’impulsion d’une curiosité insatiable et trépidante qui était le caractère dominant de son esprit, il ne semblait vivre que pour satisfaire son désir toujours inassouvi de connaître.

Chacune des études qu’il a poursuivies a abouti, au contraire à des résultats tangibles et positifs, d’une application pratique immédiate. Une lumineuse clarté d’esprit, une méthode impeccable, une patience minutieuse, une ténacité infatigable avaient résolu l’essentiel du problème dont il cherchait la solution lorsque s’imposait à son ardente imagination l’attrait d’un nouvel inconnu. C’est alors seulement que cet attrait devenait irrésistible et qu’il allait de l’avant dans l’enthousiasme, pour la joie de la recherche, de la difficulté vaincue «  avec la foi, la volonté, la passion des grands musiciens ».

 

Une timidité extrême l’éloignait de la fréquentation du monde et des hommes. Dans sa solitude volontaire, il formait les projets les plus audacieux et aucun obstacle ne lassait l’opiniâtreté qu’il mettait à exécuter ce qu’il avait résolu. Il s’attachait les dévouements les plus fidèles et les plus propres à seconder son effort. Il participait à tous les grands courants d’idées et d’évènements, accroissant sans cesse les vastes connaissances qu’il avait acquises dans les branches les plus diverses de la science et dans leurs applications.

Il restait parfois incompris des observateurs superficiels. La délicatesse de ses sentiments, son exquise sensibilité, la fidélité de son attachement , n’étaient connus que de ceux d’entre nous qui avons eu le privilège de sa confiance et de son affection. Avec quelle fervente émotion nous en gardons le souvenir.

Il avait toujours cherché la solitude et l’effacement. Son destin a été d’acquérir à 30 ans une notoriété mondiale, de recevoir les plus hautes distinctions, d’être investi des fonctions les plus honorifiques. Il disparaît au moment où des évènements sans exemple dans l’histoire des hommes bouleversent le monde, et la nouvelle de sa mort, prend une place, à travers les angoisses de l’heure, aux premiers rangs de l’actualité.